Les larmes des sorcières selon le grand juge Henry Boguet (1550-1619)
Margaux Péron est étudiante en Master 1 Mondes anciens, mention Histoire ancienne à l’Université Jean Moulin Lyon 3. Ce billet présente un travail de recherche entrepris en troisième année de licence à l’Université Paul-Valéry Montpellier 3. L’étude porte sur le rôle fondamental des juges dans les procès de sorcellerie, en particulier à travers la figure de Henry Boguet. Cette réflexion est mise en lien avec le cours Hérésie, pouvoirs et sociétés (IXe – XIVe siècles) dispensé par Alessia Trivellone.
Au XVIe et XVIIe siècles, à l’instar d’autres pays européens, le royaume de France met en œuvre une législation répressive contre toute forme de sorcellerie : entre 1565 et 1640, le Parlement de Paris aurait traité jusqu’à 1119 procès contre la sorcellerie[1]. Afin de veiller au bon déroulement des procédures appliquées par une juridiction laïque, les magistrats se fondent sur des traités de démonologie tels que le célèbre Malleus Maleficarum (Marteau des sorcières, 1486-1487) d’Henri Institoris et Jacques Sprenger, La Démonolâtrie de Nicolas Remy (1595) ou encore le Discours exécrable des Sorciers, ensemble leur procez, faits depuis deux ans en ça par Henry Boguet (1550-1619) : publié pour la première fois en 1602, il fut réédité plus d’une dizaine de fois durant la première moitié du XVIIe siècle.
Les études sur ce personnage sont peu nombreuses : un article de cinq pages est consacré au juge par Brian P. Levack en 2003[2]. Après avoir étudié le droit à l’Université de Dole et assumé le rôle de bailli de Bray, une commune de Franche-Comté, Henry Boguet fut nommé grand juge de Saint-Claude par l’archevêque de Besançon Ferdinand de Rye. Selon Clarke W. Garrett, l’arrivée de Henry Boguet coïncide avec la mise en œuvre d’une réforme dans la province, mettant l’accent sur la lutte contre l’hérésie[3]. Entre 1596 et 1616, le démonologue participe activement à ce programme en présidant de nombreux procès et en développant un intérêt singulier pour les cas de sorcellerie. Reconnu pour son impétuosité, sa cruauté voire son fanatisme, ce dernier aurait ratifié près de six cents condamnations à mort et envoyé une quarantaine de « sorcières » au bûcher.
Celui qui est surnommé le « brûleur féroce » a consigné son expertise dans un manuel destiné aux juges, publié dans ce contexte. Auteur d’un succès retentissant, Henry Boguet ne se contente pas de décrire certaines affaires de sorcellerie traitées à Saint-Claude : son Discours exécrable des Sorciers (fig.1) est enrichi par de précieuses recommandations visant à reconnaître et juger les sorciers, tout en incluant des chapitres consacrés aux manifestations démoniaques et aux cas de lycanthropie. Ainsi, ce guide exhaustif, structuré en chapitres concis et classés par ordre alphabétique, constitue un outil pratique pour les hommes de loi, contribuant volontairement et activement à la construction d’un système de croyances autour de ces prétendues sorcières.
Les sorcières peuvent-elles pleurer ?
Henry Boguet attribue aux accusés de sorcellerie des attitudes particulières lors des procès : ses instructions s’avèrent ainsi être une source révélatrice des représentations sociales et des mécanismes judiciaires engagés à leur encontre au XVIe siècle. Tout au long de sa carrière, Henry Boguet a en effet analysé le langage corporel des accusés, en déduisant que les sorcières étaient de redoutables manipulatrices.
Dans le chapitre XL, intitulé « Les sorciers ne peuvent ietter des larmes en la présence du Juge », ce dernier se penche sur l’absence des larmes chez les accusés de sorcellerie, preuve suprême de leur culpabilité. Cette croyance était partagée par les médecins alors présents : « Et les Docteurs s’arrestent tellement à cette présomption qu’ils l’estiment l’une des plus fortes, que l’on ayt pour le crime de sorcelerie ». Actrice à part entière aux côtés des ecclésiastiques et des magistrats, la médecine est régulièrement mobilisée au sein des procès de sorcellerie. La présence de médecins renforce l’idée d’un mal qui sévit, de la nécessité d’un diagnostic et donc l’élaboration d’hypothèses médicales permettant d’expliquer des comportements déviants[4].
Henry Boguet se sert de cette présomption commune pour tirer ses propres conclusions. En s’appuyant sur ses observations personnelles, le haut juge de Saint-Claude rapporte plusieurs cas de figures.
Le premier cas regroupe ces sorcières chez qui il a observé l’absence totale ou quasi totale de larmes :
« To les sorciers que i’ay examiné en qualité de Iuge, n’ont iamais ietté larmes en ma presence ou bien s’ils en ont ietté ç’a esté si maigremét, que l’on ne s’en est pas donné garde ».
Henry Boguet, Discours exécrable des sorciers, p. 100
Boguet avance une explication en énonçant que ce phénomène est dû à un éloignement de la bonne foi, qui empêcherait les personnes pratiquant la sorcellerie d’expier leurs péchés. Dans sa Somme théologique de 1274, Thomas d’Aquin avait déjà affirmé que « Faire pénitence, c’est pleurer les péchés commis auparavant ». Le haut juge, probablement imprégné des écrits de ce théologien, souligne ainsi l’incapacité évidente des sorcières présumées à accéder au salut de l’âme, ayant choisi de s’éloigner de la foi catholique pour se rapprocher des forces démoniaques. Malgré les tentatives de défense des sorciers présumés, qui arguent de leur incapacité à pleurer face à une telle accusation, Henry Boguet demeure intransigeant.
Pourtant, découvre-t-on peu après dans le même chapitre, certaines accusées versent bien des larmes, sans que les certitudes du juge soient remises en cause… Le second cas de figure évoqué par le juge est en effet précisément la présence de pleurs, qu’il interprète comme le résultat d’une ruse :
« Ie dis cecy, pour ce que i’en ay veu qui sembloient larmoyer. Mais ie me doute que leurs larmes ne fussent feintes ».
Henry Boguet, Discours exécrable des sorciers, p. 101.
Pour soutenir cette idée qui s’oppose étroitement à la thèse de l’absence de larmes chez les sorcières, Henry Boguet explique que ces pleurs seraient une manipulation délibérée, des larmes provoquées volontairement dans le but d’éviter une condamnation certaine. Selon ce dernier, certaines sorcières se mettaient à fondre en larmes dès qu’elles s’adressaient à lui et, après s’être repenties, elles semblaient soulagées, comme « deschargez d’un grand fardeau ». Henry Bouguet n’est pas le premier à avancer l’hypothèse d’un acte de fourberie : le Marteau des sorcières, texte de référence dans le domaine de la démonologie, en faisait déjà mention en 1486-1487[5].
Ce chapitre est révélateur de l’état d’esprit qui animait les juges lors des interrogatoires des sorcières : leur but n’était pas de vérifier la culpabilité de leurs accusés, mais de confirmer leur apriori. Il n’existe pas d’entre-deux possible d’après le grand juge : l’absence de larmes tout comme leur présence sont considérées comme des preuves évidentes de sorcellerie et légitiment les accusations.
Une présomption de culpabilité entretenue par les inquisiteurs
L’institutionnalisation d’une justice contre la sorcellerie peut être considérée comme la continuité du processus amorcé bien plus tôt, avec la création des tribunaux de l’Inquisition contre les hérétiques. À ce titre, les instructions de Henry Boguet peuvent être rapprochées des propos contenus dans les sources inquisitoriales, tels que le Manuel de l’inquisiteur de Bernard Gui (1261-1331). Inquisiteur de Toulouse de 1307 à 1323, réputé pour son zèle, il a laissé un Manuel de l’inquisiteur ainsi qu’un recueil de sentences, compilées au cours de ses seize années d’activité au sein de l’Inquisition.
Dans la cinquième partie de son manuel, Bernard Gui décrit des sectes hérétiques et prescrit aux juges des méthodes pour mener à bien les interrogatoires individuels[6]. Bernard Gui y décrit les stratagèmes prétendument utilisés par les accusés pour échapper aux questions de l’inquisiteur. Comme Henry Boguet, Bernard Gui s’évertue à dévoiler la culpabilité certaine des accusés : ceux-ci mentent toujours, quoi qu’ils fassent. Le deuxième chapitre dédié aux Vaudois illustre parfaitement cette conviction. Dans son article « Inquisitorial Hermeneutics and the Manual of Bernard Gui »[7], le spécialiste de littérature médiévale Joseph A. Dane propose une analyse de ce personnage et de son manuel. Il en déduit que cet écrit est le fruit d’une rhétorique minutieusement construite : les juges adoptent la posture d’exégètes face à l’hérétique « sophiste », interprétant chacune des paroles et chacun des gestes de l’accusé. L’objectif des inquisiteurs ne serait donc pas tant la répression que la guérison, leur mission consistant à révéler ce qui demeure invisible aux communs des mortels.
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Tout comme dans les procès de sorcellerie, un grand nombre d’enquêtes sur les hérétiques sont guidées par la présomption de culpabilité des juges et par un interrogatoire destiné à confirmer une vérité préétablie. Ainsi, Henry Boguet s’inscrit dans une tradition judiciaire héritée des méthodes inquisitoriales plus anciennes, telles que celles employées par Bernard Gui. Son Discours exécrable des Sorciers, à la fois outil juridique et manuel de croyances, participe activement à l’ancrage d’une idéologie selon laquelle toute déviance est interprétée comme une preuve d’hérésie, rendant ainsi la répression inévitable et systématique.
[1] R. Muchembled, La sorcière au village (XVe-XVIIIe siècle), Paris, Gallimard, Collection Archives, 1979, p. 168.
[2] Un article de cinq pages est consacré au juge par B. Levack, « Henry Boguet: The Conduct of a Witchcraft Judge, 1602 », The Witchcraft Sourcebook, New York/Londres, Routledge, 2015 [1ère édition 2003], p. 83-88.
[3] « Franche-Comte would see the launching of a program of improved religious instruction for clergy and laity, the establishment of dozens of new abbeys, convents, and other religious houses, and the vigorous suppression of heresy and heterodoxy » ; voir C.W. Garrett, « Witches, Werewolves, and Henri Boguet », Proceedings of the Western Society for French History, 4 (1976), p. 126-134 : p. 127.
[4] Au sujet de la médecine au sein des procès de sorcellerie, se référer à R. Mandressi, « Les médecins et le diable : expertises médicales dans les cas de possession démoniaque au XVIIe siècle en France », Chrétiens et sociétés, 13 (2006), p. 35-70.
[5] « Une femme qui pleure est un mensonge : deux genres de larmes dans les yeux de femme en même temps, les uns pour la douleur, les autres pour la ruse » ; « Le marteau des sorcières (1487) », dans L’Héritage occidental, éd. G. Chaliand et S. Mousset, Paris, Odile Jacob/CAIRN, 2002, p. 463-464.
[6] G. Mollat Manuel de l’inquisiteur / Bernard Gui, traduit par G. Mollat, Paris, Champion, 1926-1927.
[7] J. A. Dane, « Inquisitorial Hermeneutics and the Manual of Bernard Gui », Tenso, 4/2, 1989, p. 59-76.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Margaux Peron (23 septembre 2024). Les larmes des sorcières selon le grand juge Henry Boguet (1550-1619). Hérésie, Pouvoirs et Sociétés. Consulté le 15 octobre 2024 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12ca6
